Les Touyeur, une saga – Episode 4

 

Les Touyeur, une saga  – Episode 4

 

Cher lecteur, J’adore écrire « Cher lecteur », cela fait écrivain. Je vous imagine découvrant avec bonheur la livraison d’un nouvel épisode de ma chronique dans votre journal, résistant à la tentation de le lire immédiatement pour garder ce plaisir précieux à votre après dîner, au coin du feu, les pieds dans des babouches, un couvre-chef chinois en soie avec gland sur la tête, bien molletonnée dans votre douillette, au fond de votre fauteuil Voltaire, vous esclaffant à mon humour espiègle… Bien sûr c’est un peu présomptueux car je suis mon seul lecteur. J’ai formé le projet d’envoyer ces mémoires d’un enfant du siècle au journal Bibi Fricotin mais leur rubrique littéraire ne vaut pas celle de Zig et Puce, alors j’hésite. De mon séjour chez les Vénètes, j’ai eu l’idée de faire passer habilement mon manuscrit à Jean Bulot, un auteur iledarais. Comme c’est un ancien capitaine de marine, je vais glisser quelques pages choisies de mon opus dans une bouteille de cidre que je cachèterai et déposerai dans son canot. Il croira que c’est la mer qui a emmené la bouteille et découvrant mon génie littéraire précoce, il me mettra en relation avec son éditeur ! Ravi de cette perspective, j’ai oublié de vous dire pourquoi je suis en retard d’une semaine dans ma production littéraire. C’est la faute à ma pauvre maman. Elle a découvert mon journal sous une pile de bandes dessinées et l’a confisqué en disant que c’étaient « des bêtises » (sic). Du coup, ayant perdu le fil de ma narration, je n’osais reprendre ma saga. Mais hier j’ai découvert mon manuscrit caché derrière la boite de chocolat Banania où elle collectionne les bons de réduction qu’elle découpe sur les paquets de tapioca. Je déteste (souligné par moi) le tapioca. En plus ces malfaisants sont les seuls à offrir des coupons ; du coup, elle me fait du tapioca tous les mercredis pour obtenir la dixième boite à moitié prix et rebelotte sur le tapioca pour une nouvelle dizaine. C’est l’enfer du tapioka. Toto, mon meilleur copain, il a de la chance, il a des raviolis le mercredi, en plus ça rime tandis que tapioka le mercredi ça ne le fait pas, d’ailleurs il n’y a aucun jour en a dans la semaine donc le tapioka devrait être interdit, Cqfd. J’ai recopié mon journal sur un cahier de catéchisme et remis l’original derrière le zouave. Car il a un chapeau de zouave le nègre de la boite de Banania. Il rigole de toutes ses dents. J’ai demandé à Maman si tous les nègres riaient en permanence. Elle m’a répondu : « Oui, c’est même pour cela qu’on les met sur les boites de Banania ». Imparable comme démonstration. Beau comme un théorème mathématique mais comme j’avais lu La case de l’oncle Tom le mois précédent, je été saisi d’un doute terrible : et si les parents ne disaient pas toujours la vérité ? Bref, le zouave Banania m’a plongé dans des abîmes de perplexité. Vous me direz, « elle est pas gentille ta maman », et bien non, elle est très gentille mais elle était perturbée par une scène de ménage. L’autre jour, mon ‘bon papa’, c’est comme cela qu’il faut dire m’a expliqué la sœur qui fait la catéchèse, revint avec une heure d’avance à la maison. Le gratin de choux-fleurs n’était pas prêt et Maman s’en excusa mais ‘mon bon papa, que je vais écrire MBP, cela me fera gagner du temps et de la place dans mon journal, Maman sera MBM évidemment, MBD, donc, rétorqua d’un ton glacial : « Il s’agit bien de gratin, ma pauvre Louise ». C’est exceptionnel qu’il l’appelle par son prénom sauf le dimanche soir quand il lui dit : « Louise, baisser un peu l’abat-jour » et qu’ensuite j’entends les bruits de ressorts du sommier. Mais il le dit avec une voix voilée, tandis que là il répondit d’un air martial comme quand il met son uniforme pour aller faire des périodes de réserve à Saumur, dans la cavalerie. Il en revient toujours de meilleure humeur, fredonnant entre ses dents La Madelon. Or donc, MBM était en déshabillé car elle venait de prendre son bain dans le tub. Ce négligé rendit furieux MBP qui cria presque « Mais ne te promène donc pas toute nue ! » « Mets ton caraco coco ! » [1] MBM mit ses mains à sa poitrine comme Marie Madeleine sur la lithographie où seuls ses cheveux voilent ses courbes dans l’image pieuse que j’ai dans mon Missel. MBP regardait MBM comme Putiphar sa femme [2]. Très érudit la référence Putiphar me direz-vous mais je suis un grand lecteur de l’Ancien Testament. Ma tante  m’a donné La Miche de Pain à Noël, c’est plein d’histoires gnangnan tandis que la Bible c’est rempli d’histoires cochonnes : les filles de Loth, David et Bethsabée, Sodome et Gomorrhe…. L’essentiel de mon éducation sexuelle s’est fait à la lecture secrète des Ecritures et aussi, admettons-le, des vacances passées à la ferme. Un jour j’ai eu le malheur de demander à MBP si c’était vrai que c’était les Juifs qui avaient tué le petit Jésus. Il m’a répondu que les Hébreux étaient un peuple « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur »[3]. Ça ne répondait pas à ma question mais c’est souvent comme cela avec MBP, il répond à côté. Mes géniteurs s’enfermèrent alors dans le salon et j’entendis à travers la serrure mon père siffler comme un serpent : « Je reviens de chez Gaston. Oui Gaston notre ami. Le meilleur ami de la famille. Ce vieux garçon qui venait dîner tous les samedis pour tromper sa solitude. Mon camarade de régiment. Il est mort cette nuit d’un angor le Gaston. Et dans les bras d’une péripatéticienne ! Il se rêvait César il ne fut que Pompée [4], le Gaston. Raide comme une trique que je l’ai trouvé sur son lit de célibataire. J’ai dû ouvrir ses tiroirs en présence du médecin pour connaître ses dernières volontés et là je suis tombé sur la copie de lettres adressées à une certaine Louise, des lettres d’amour, des lettres voluptueuses ! Tu peux m’expliquer ? » MBM s’écria qu’elle n’en savait rien et qu’elle n’était pas la seule Louise sur terre. Cette réponse ne satisfit pas Putiphar. Le ton monta. Alors d’un ton outragé, MBM lança « Et la petite couseuse, Eulalie, que tu m’as obligé à mettre à la porte quand elle a commencé à   s’arrondir, tu peux m’expliquer ? » Mon cavalier de père en resta coi.  Après quelques minutes, ils ressortirent du salon, mon père son chapeau toujours sur la tête et maman drapé dans sa dignité et son caraco. J’ai depuis cherché péripatéticienne dans Le Larousse, c’était des sortes de philosophes grecs qui déambulaient en échangeant des blagues de philosophe. Je ne savais pas que la philosophie était mortifère.

 

Christophe Stener

[1] Emprunt à la pièce Le dindon de  Feydeau

[2] Bible Genèse 41 :37-43

[3] Formule du Général de Gaulle en novembre 1967 après la Guerre des Six Jours

[4] Blague sur la supposée fellation mortelle du Président Félix Faure mort  en 1899 dans les bras de sa maîtresse, attribuée à Clémenceau qui  déclara : « En entrant dans le néant, il a dû se sentir chez lui. » et « Ça ne fait pas un Français en moins, mais une place à prendre. ».

Les Touyeur, une saga

 

Share