Après le «en même temps», le «cas par cas»: un naufrage français

Au lendemain du second tour des élections législatives, la porte-parole du gouvernement, Olivia Grégoire, fit une révélation surprenante de la part d’une personnalité politique. Elle affirma croire à l’existence «des bonnes volontés». Un acte de foi sur fond de discrédit général. Elle enjoignit à ses camarades de marteler un message positif malgré la déroute. «Il faut dire: “C’est une victoire décevante mais une victoire quand même”»déclara-t-elle dans ses éléments de langage«Mais on ne peut pas dire que c’est une victoire»s’offusqua Aurore Bergé, soutenue par d’autres éminences macronistes opposées à la «positive attitude» prônée par l’exécutif.

Toutes sortes de formules creuses ont surgi des rangs de la majorité relative. On parlait d’un «gouvernement d’action» alors qu’on craignait la paralysie et que se profilait le spectre d’un pays ingouvernable. On prétendait «avancer sur un agenda clair» alors que le gouvernement, privé de boussole, semblait plongé dans le brouillard. En l’attente d’une solution miracle qui ne venait pas, on décida de dialoguer en toute hâte plutôt que «de laisser libre cours à la décantation», d’échanger pour l’intérêt supérieur de la nation et de «bâtir des solutions au service des Français».

Ce n’était pas le barrage républicain qui s’effondrait sous nos yeux, mais la coque du navire gouvernemental qui prenait l’eau.

Après ses consultations tous azimuts avec les chefs de partis représentés à l’Assemblée nationale, le chef de l’État se fit patelin; il assura que, parmi les interlocuteurs venus le voir à l’Élysée, «tous ont fait part de leur respect pour nos institutions» avant d’exclure de ce consensus respectueux les partis qui ne sont pas de gouvernement. La France, affirma le président depuis Bruxelles, «sait faire des compromis», en promettant d’œuvrer «avec beaucoup de cœur, de volonté et d’optimisme» en ce sens. Avant d’asséner: «Moi, je suis très confiant parce que je crois dans la bonne volonté des femmes et des hommes» qui ont «des sensibilités différentes mais s’inscrivent dans le champ républicain».

Catastrophe

«Il y a les lignes politiques, et ensuite, il y a l’humain», renchérit un nouvel élu de l’ex-République en marche (LREM) en voie de conversion. Puisque la politique se révélait impraticable, on se réfugiait dans les vœux pieux. À l’introuvable feuille de route gouvernementale, on substituait le bréviaire de la bonne volonté; au vote de confiance des députés, un acte de foi présidentiel. Le cœur des commentateurs en chasuble assura sur les chaînes d’info le triomphe d’une phraséologie creuse, ultime moyen de nier ou de transformer la réalité.

Pour Karl Kraus, la catastrophe suprême, celle qui rendait possibles toutes les autres, était ce qu’il appelait la «catastrophe des phrases». «Die Katastrophe der Phrasen» est le titre d’une chronique de 1913, dans laquelle l’écrivain autrichien constatait la dégradation du langage qui permet par un effet d’atténuation, de neutralisation et d’euphémisation, de banaliser complètement l’inacceptable. Une phraséologie creuse qui constituait l’apothéose du mode de pensée et de l’écriture journalistiques. C’est ce que Kraus nommait la «pauvreté d’imagination enivrée», qui invente le moment venu le langage dont elle a besoin pour ignorer la réalité de ce qui est en train de se passer.

Au soir du second tour des législatives, c’est au spectacle de cette «pauvreté d’imagination enivrée» que l’on assista, alors que la défaite du parti présidentiel se profilait. Spectacle enivré et enivrant de ministres et d’élu·es macronistes qui appelaient au secours un parti d’extrême droite honni jusque-là, en implorant «un soutien au cas par cas» afin de «débloquer la situation» en «avançant avec bon sens». Appelons ça «l’appel du 19 juin», ou le reniement du lendemain, que cet appel indécent au Rassemblement national. Ce n’était pas le barrage républicain qui s’effondrait sous nos yeux, mais la coque du navire gouvernemental qui prenait l’eau.

Visiblement, la rhétorique du «cas par cas» avait pris la place du «en même temps».

Éric Dupond-Moretti, qui parlait jadis d’interdire le Front nationallançait des œillades à l’un de ses représentants, l’invitant à voter la loi sur la justice qu’il allait présenter au cours du prochain mandat. François Bayrou, atteint d’un trouble de la reconnaissance, ne savait plus s’il fallait encore parler «d’extrême droite» et invitait le président à «se rapprocher autant que possible de l’union nationale». Rejetant tout sectarisme, l’abbé Bayrou se faisait l’apôtre d’un nouvel œcuménisme, façon Vatican II ou plutôt Macron II: «Nous avons à inventer l’harmonie pour que toutes ces sensibilités entrent dans la symphonie qu’est la démocratie.»

Le ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, se chargea de donner le la de cette symphonie en affirmant que «la présidence de la commission des finances à l’Assemblée nationale devait revenir au groupe le plus important de l’opposition». Entendez le RN, ce que le président du Sénat, Gérard Larcher (LR), se chargea d’expliciter en déclarant dans Le Parisien que cette commission «devrait revenir» au parti d’extrême droite.

La dégringolade

N’était-il pas là le déclin français, complaisamment décrit pendant toute la campagne sous les couleurs criardes du «grand remplacement», du «wokisme» et de l’«islamo-gauchisme»? N’était-il pas à l’œuvre dans ce pétainisme décidément increvable qui est comme la pente naturelle de la bourgeoisie française accoutumée à brandir la «Nation» lorsqu’elle s’apprête à trahir la République? Ne s’était-il pas manifesté entre les deux tours des élections législatives, lorsque le pouvoir macroniste avait fait barrage par le vote ou l’abstention «au cas par cas» à l’élection de nombreux députés de gauche? Visiblement, la rhétorique du «cas par cas» avait pris la place du «en même temps», et la perspective d’une alliance de l’extrême droite à l’extrême centre, celle du «ni droite ni gauche».https://f2bf2a7b246b741e9a17ee0302e1ccf4.safeframe.googlesyndication.com/safeframe/1-0-38/html/container.html

L’alliance objective entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, mise en scène depuis le début du quinquennat pour assurer une réélection facile au président, prenait, en cette soirée électorale sur les plateaux de télévision, des airs de courtisanerie assidue, à quoi l’on reconnaît l’essence proustienne de la bourgeoisie française qui n’aime rien tant que s’encanailler quand l’ordre naturel des choses s’effondre et que son pouvoir n’est plus assuré.

«Une bourgeoisie aux abois; une vie politique sans foi ni loi; un peuple usé de déceptions et de divertissements. Voilà les responsables de la démission de la France»écrivait Emmanuel Mounier en 1938 dans un texte-diagnostic qui mérite d’être cité en entier.

«Il ne s’agit plus avec elle de soumission inconsciente. Très lucidement, bien qu’ils se couvrent encore de formes bienséantes, ils admirent. Bourgeois, ils admirent la puissance et le succès. Décadents, ils frémissent sous les manières brutales. Petits-bourgeois par le cœur, ils s’extasient sur les alignements, la pompe, sur ce comédien mystique qui devant cent mille hommes, quand les dieux le saisissent, pousse un bouton pour faire converger sur lui une batterie de projecteurs. Et surtout, propriétaires en alarmes, ils voient dans ces masses compactes, dans cette police insinuée jusqu’aux ramures de la vie privée, dans cet ordre de fer, la garde prétorienne qu’ils n’osent demander aux démocraties contre les menaces “du communisme”.»

«On ne comprendra rien au comportement de cette fraction de la bourgeoisie française, concluait Emmanuel Mounier, si on ne l’entend murmurer à mi-voix: plutôt Hitler que Blum.»

Je remercie la journaliste Hassina Mechaï qui a attiré mon attention sur ce texte d’Emmanuel Mounier publié dans le revue Esprit en octobre 1938.

Christian Salmon 

http://www.slate.fr/politique/2022-la-fabrique-dune-election/episode-54-naufrage-francais-gouvernement-macron-extreme-droite-rassemblement-national-catastrophe

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