Youpi, grâce à Omicron, ce sera un dîner de Noël sans ma belle-mère!

La date était fixée depuis longtemps. Je n’avais pas eu mon mot à dire. Cette année, belle-maman passerait Noël à la maison. Que je le veuille ou non. J’en avais pris mon parti. Je passerais la soirée à me morfondre tout seul dans mon coin pendant que la conversation entre la fille et la mère irait bon train. À un moment, immanquablement, cette dernière se tournerait vers moi et me demanderait d’une voix faussement intéressée où percerait tout le mépris que je lui inspire: «Alors votre prochain roman, c’est sur la Shoah ou plutôt sur l’Holocauste?» –sa blague favorite.

Et tout en m’assaillant de questions les plus perfides les unes que les autres, sous mes yeux révulsés, elle dégusterait par petites bouchées son bloc de foie gras qu’elle aurait rapporté de chez son charcutier préféré. Depuis qu’elle sait que je ne touche plus à la viande, elle prend un malin plaisir, à chacune de ses visites, à apporter avec elle tout un assortiment de produits dont la seule vue me donne la nausée: pâté au foie de grenouille, croustillants de saucisse à la chair de sanglier, quenelles au cou de porc, tout y passe.

Exprès, elle se plante devant moi et tout en évoquant les dernières frasques de son autre gendre –un publiciste d’une bêtise aussi avérée que sa fortune–, ses voyages à Dubaï, ses vacances aux Caraïbes, ses projets d’acquisition d’une maison à Arcachon où il compte lui réserver une chambre à demeure, elle s’applique à mâchouiller ses morceaux de cadavre avec la même morgue que si à chacune de ses bouchées elle m’adressait un bras d’honneur.

Bref, je m’étais fait à l’idée de passer une soirée de Noël qui tournerait au jeu de massacre. Comme à son habitude, elle ne manquerait pas de nous montrer les dernières photos de ses petits-enfants, ses deux trésors comme elle les appelle, de les exhiber sous mes yeux comme pour mieux souligner ma parfaite impuissance à combler les aspirations maternelles de sa fille. Puis elle se tournerait vers le chat, et d’un rire éclatant, plein d’un fiel à peine déguisé, elle s’exclamerait triomphante: «Et Tartiflette alors, quand est-ce qu’elle nous pond des chatons? Se pourrait-il qu’elle soit aussi douée que son maître dans l’art de procréer?» Ha, ha, ha.

Et puis Omicron est arrivé. Ce fut d’abord un lointain murmure, un vague écho venu d’Afrique du Sud auquel je ne prêtais guère attention. Mon roman était à l’arrêt, le temps était maussade, les journées infiniment pluvieuses et tout au fond de mon être, je sentais poindre les prémices d’un désespoir qui ne disait pas encore son nom. Tandis que la perspective de passer un Noël en famille, c’est-à-dire en tête-à-tête avec ma belle-mère, faisait naître en moi des pensées lugubres comme la mort.

C’est seulement quand Omicron a commencé à se répandre en Angleterre que j’ai commencé à m’y intéresser. D’abord de loin puis, le temps passant, avec de plus en plus d’intérêt. Tous les jours j’espérais le voir débarquer en France. Quand sa présence parmi nous fut avérée, je suivais le cœur haletant sa progression. Dans l’intimité de mes pensées, je le suppliais de se démultiplier, de s’étendre aux quatre coins de l’Hexagone, d’être si offensif qu’il obligerait les autorités à prendre des mesures coercitives.

«Pourvu qu’il ne faiblisse pas», me disais-je. Évidemment, ma belle-mère n’a pas tardé à se faire administrer sa troisième dose. De mon côté, je patientais. Jour après jour, je remettais à plus tard ma visite au centre de vaccination. Autant rester à risque le plus longtemps possible. Dans les journaux télévisés, on commençait à s’inquiéter pour les fêtes de Noël. Et plus l’inquiétude montait, et plus je me sentais gagné par une sorte de jubilation, d’ivresse. Je repris le chemin de l’écriture, je renaissais à la vie.

Noël était maintenant clairement en danger. Le gouvernement se faisait de plus en plus pressant et multipliait les appels à la prudence. Le virus se propageait à une vitesse effroyable. Les hôpitaux risquaient d’être submergés. Ce n’était pas le moment d’organiser des agapes qui rendraient la situation incontrôlable. Sitôt que ma femme rentrait dans le salon, j’augmentais le son du téléviseur de telle manière qu’elle s’imprègne des imprécations de notre Premier ministre.

Je voulais que la décision vienne d’elle.

À escient, je laissais traîner des articles qui décrivaient des scénarios catastrophes où l’on pourrait compter jusqu’à trois millions de contaminations par jour. J’affichais un air soucieux. À table, d’une voix blanche, j’évoquais la situation avec la gravité qui sied quand on se retrouve face à un danger mortel. Au moment d’éteindre la lumière, je lui montrais les dernières prévisions de l’Institut Pasteur avec des courbes qui crevaient le plafond.

Tous mes efforts ont fini par payer.

Hier, d’une voix blême, elle m’a annoncé qu’elle venait de décommander le dîner de Noël avec sa mère. D’une voix affligée, je lui ai demandé si cette décision n’était pas trop hâtive. On pourrait se tester le jour même, toutes les dix minutes s’il le fallait, on aérerait le salon le temps de sa venue, on garderait nos masques, on mangerait avec nos moufles, on se parlerait avec des signes, on ressortirait nos anoraks, nos boots, nos cagoules, on dégusterait la bûche dans le jardin, à côté du barbecue tournant à plein régime…

Elle s’est effondrée en larmes.

Ô monmicron, si seulement tu savais comme je t’aime toi.

http://www.slate.fr/story/221085/blog-sagalovitsch-youpi-grace-omicron-diner-noel-sans-belle-mere

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